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27 juillet 2011
Par Léa Méthé

Les dessous du système d’agriculture en serre ultraperformant développé par Les Fermes Lufa pour coloniser les toits des villes. 

Imaginez réunir une équipe de rêve pour travailler sur le projet qui vous passionne. Pour Mohamed Hage, président des Fermes Lufa, c’est chose faite et l’entreprise porte fruits… littéralement. Plus de trente ingénieurs, architectes, biologistes et informaticiens ont joint leurs expertises aux siennes pour mettre au point un système d’agriculture en serre ultraperformant voué à coloniser les toits des villes.

« On a bâti une plateforme qui permet de produire les légumes que consomme une personne annuellement avec une superficie d’environs 15 pieds carrés et on révise constamment cet objectif, dit Mohammed Hage. Un système est déjà sous brevet pour améliorer encore le rendement au pied carré. » Il se targue aussi de produire la même tomate que celle qui pousse en serre à Mirabel avec 50 % moins d’énergie, en excluant le transport. « Les Fermes Lufa, ce n’est pas un projet agricole, c’est un projet d’optimisation des systèmes », ajoute le jeune entrepreneur, lui-même formé en informatique.

Les opérations de l’entreprise ont été élaborées spécifiquement pour la culture sur les toits en milieu urbain. La localisation des Fermes Lufa sur un bâtiment commercial de l’arrondissement Ahuntsic-Cartierville, à Montréal, permet de valoriser des surfaces inexploitées, tout en rapprochant la production agricole des consommateurs.

Une première alléchante

Afin d’optimiser les conditions de croissance des végétaux et l’efficacité énergétique, le système de culture a été créé en conception intégrée. D’un point de vue architectural, la réalisation de ce projet relevait plus du défi technique que du mandat de design. « Il y avait énormément d’impératifs, explique James Coviensky, associé de l’agence d’architecture GKC. L’exercice consistait d’abord à trouver le mariage idéal avec un autre bâtiment, puis à coordonner l’intégration de tous les systèmes. »

Plusieurs sites ont été envisagés pour l’installation d’une première serre. « Comme il s’agissait d’un projet original, il fallait convaincre les propriétaires de bâtiments que c’était viable, ajoute l’architecte montréalais. Maintenant que la démonstration est faite, ils se montrent plus intéressés. Un de nos clients possède dix grandes surfaces et évalue actuellement leur potentiel pour Lufa. »

Mohammed Hage a conclu une entente avec le Fonds de placement immobilier BTB, propriétaire et gestionnaire d’un immeuble de trois étages situé près du Marché central, pour installer la première serre des Fermes Lufa. L’édifice présentait l’avantage de pouvoir supporter un poids additionnel puisque sa structure avait initialement été prévue pour accueillir un étage de plus.

« Le montant du loyer est confidentiel, mais c’est un arrangement rentable et intéressant, dit-il. Puisque nous devions faire certains aménagements au bâtiment, ça valait le coup de signer un bail de 40 ans avec BTB. » Il s’agissait notamment de la construction d’un escalier et d’un monte-charge pour l’accès au toit, de réservoirs d’eau, de même que de renforts mineurs à la structure.

Les travaux ont été menés entre juillet 2010 et janvier 2011, au coût de 2 millions de dollars. La construction a eu cours au terme d’une phase de recherche et développement de quatre ans impliquant la firme d’architecture GKC, le fournisseur de structures de serres de production commerciale Westbrook Greenhouse Systems, FDA Construction, deux professeurs de l’Université McGill et l’agronome Howard Resh, qui s’est déplacé des Pays-Bas à Montréal pour le projet.

Les Fermes Lufa envisagent dégager des profits à court terme sur l’exploitation de sa première serre. Les paniers hebdomadaires, livrés directement au consommateur depuis le printemps 2011, témoignent déjà d’une production abondante. Cependant, le financement de la phase de recherche et développement sera recoupé par le déploiement d’éventuelles franchises sur les toits d’autres immeubles.

L’entreprise est déjà à la recherche de nouveaux toits plats d’au moins 40 000 pieds carrés, situés dans un rayon de 50 kilomètres d’un grand centre, pour reproduire la formule. Le design est adapté à une zone climatique de 400 kilomètres de part et d’autre de la frontière canado-américaine. « Nous prenons en charge tous les coûts additionnels et fournissons au propriétaire un revenu supplémentaire, dit Mohammed Hage. Notre but est d’installer des fermes maraîchères sur les toits partout en Amérique du Nord et même en Europe. »

La serre prototype

La serre qui surmonte l’édifice de BTB, au 1400 de la rue Antonio-Barbeau, couvre 31 000 pieds carrés. Conçue sur mesure avec le concours du fournisseur Westbrook, de Beamsville en Ontario, elle repose directement sur la membrane de toit. Elle est composée d’une structure faite d’aluminium et d’acier galvanisé et de vitrages simples avec auvents rétractables. Elle est également équipée d’un écran thermique, soit une membrane amovible qui conserve la chaleur la nuit par temps froid et permet de retarder la chute de température en cas de bris d’un panneau de verre. L’équipe dispose ainsi de plus de temps pour réagir avant que les plantes gèlent en hiver.

Des logiciels de gestion des conditions ambiantes ont été développés spécifiquement pour les besoins de Lufa, en tenant compte des paramètres de croissance idéaux de chaque groupe de légumes et des conditions extérieures. Tous les systèmes sont munis de contrôles précis et les flux peuvent être modulés à distance. « Il y a de la redondance dans les systèmes et chacun est équipé d’alertes et de protections en cas de dysfonction, dit Mohammed Hage. Je peux vérifier tous les paramètres à partir de mon téléphone. »

Par ailleurs, la complexité du projet a mis en péril son aboutissement, notamment à l’étape de la planification de la gestion de l’eau. Comme le toit de la serre ne permet aucune rétention d’eau, même en hiver alors que la neige fond au contact du vitrage, le débit de renvoi à l’égout anticipé était supérieur à la limite permise par la Ville. Un système de collecte jumelé à une gouttière pare-choc a donc été conçu par l’équipe de projet pour recueillir l’eau des précipitations et drainer l’excédent avec un débit contrôlé.

L’eau conservée est acheminée dans un réservoir de 5 000 pieds cubes (140 000 litres) avant d’être filtrée mécaniquement. Pleine, la citerne peut répondre aux besoins de la serre pendant trois jours avant de recourir à l’eau du système municipal. Les Fermes Lufa utilisent des fertilisants minéraux en faible quantité, ce qui leur permet de récupérer également l’excédent d’eau d’irrigation pour le réutiliser puisque cette eau est riche et peu contaminée.

Profiter des îlots de chaleur

La localisation de la serre sur un toit urbain profite à l’entreprise d’un point de vue énergétique. Premièrement, le fait d’être bâtie au-dessus d’un bâtiment chauffé constitue un gain de chaleur par rapport à un sol vierge. Les serres bénéficient aussi du phénomène d’îlot de chaleur puisque le quartier semi-industriel où elles sont implantées présente régulièrement une température ambiante de plusieurs degrés supérieure aux zones agricoles les plus proches de Montréal, notamment parce que les surfaces minéralisées restituent la chaleur du soleil pendant la nuit. Des auvents rétractables permettent de ventiler la serre au besoin sans que la pluie pénètre à l’intérieur.

« L’été, le bâtiment n’est plus une serre mais plutôt un jardin à ciel ouvert, dit Mohammed Hage. Aucun pesticide ni herbicide n’est utilisé ; on combat les insectes nuisibles en introduisant des insectes prédateurs. » On y élève également des abeilles pour favoriser la pollinisation des plantes. Les modules de croissance sont suspendus à la structure et les végétaux poussent dans un substrat de fibre de noix de coco léger et dépourvu d’impuretés. La structure pèse environs 5 livres par pied carré, auxquels s’ajoutent plus ou moins 20 livres avec les aménagements et les légumes.

Les Fermes Lufa possèdent un système de chauffage hydronique dont les cinq circuits (sol, hauteur des légumes, toit, périmètre et fonte de neige) sont contrôlés de manière indépendante pour créer des microclimats adaptés à chaque plante, même dans un espace à aire ouverte. Bel exemple des synergies exploitées par l’équipe de conception, les petits chariots destinés à la cueillette et aux soins des plantes circulent sur les tuyaux rigides du chauffage radiant comme s’il s’agissait de rails.

Le système fonctionne au gaz naturel puisqu’il est couplé au système existant du bâtiment-hôte. Dans un futur projet, la fibre de coco, une fois utilisée, pourrait être valorisée comme carburant pour une chaudière à la biomasse. L’éclairage des serres se fait à l’aide de lampes au sodium haute pression.

Les Fermes Lufa ont également cherché à maximiser l’efficacité énergétique de leurs opérations de distribution. Les produits sont vendus sous forme de paniers livrés chaque semaine. Un seul camion quitte la ferme chargé de légumes en vrac et dessert plus de 30 points de chute en suivant un circuit optimisé par informatique. « Nous cherchons à rejoindre un maximum de consommateurs sans générer de transport additionnel, c’est pourquoi nous privilégions les lieux de travail comme point de chute », dit Mohammed Hage. Plusieurs entreprises ont déjà le leur, c’est le cas de Deloitte et Ogilvy Renaud, à la Place Ville-Marie, du Cirque du Soleil et de Mountain Equipment Co-op.

L’optimisation des systèmes et l’exploitation de synergies dans le bâtiment et les transports sont incontournables si l’on compte réduire l’empreinte écologique des villes. Dans une perspective de développement durable où les grands centres urbains doivent rapidement accroître leur autonomie alimentaire et énergétique, l’approche des Fermes Lufa est porteuse de solutions et d’optimisme. Qui ne rêve pas d’une génération d’entrepreneurs qui, confrontés aux grands défis de notre époque, accouchent de solutions aussi élégantes, efficaces et rentables ?