Par Sylvie St-Jacques
La pandémie a modifié le rapport des humains à leur environnement intérieur. Le télétravail et les périodes de confinement nous ont amenés à reconsidérer comment ces intérieurs contribuent à notre bonheur et notre équilibre psychique, physique, émotionnel. Ce n’est pas un hasard si les préceptes de la biophilie sont si prisés dans le design tant résidentiel que commercial.
Murs végétaux, toits verts, jardins verticaux, profusion de plantes vertes, abondance de lumière naturelle… L’attrait pour les environnements naturels est une tendance persistante dans la sphère du design et de l’architecture. Terme hybride de « bio » (la vie) et « phile » (qui aime) proposé par le biologiste Edward O. Wilson, la biophilie désigne l’affinité intrinsèque de l’homme pour le vivant et les systèmes naturels. Voilà pourquoi on utilise ce terme pour faire référence à une conception de l’aménagement qui se rapproche ou qui imite les conditions d’un environnement naturel.
On imagine aisément comment cette philosophie portée par l’intelligence de la vie naturelle peut convenir à merveille à l’aménagement d’un hébergement éco dans une jungle du Costa Rica. Mais de quelle manière la biophilie prend-elle racine au sein de projets de design qui émergent dans des environnements urbains comme Montréal ? La designer Laurence Ouimet-Vives de la firme Vives-St-Laurent, qui a oeuvré en collaboration avec la firme d’architecture L’Abri pour la conception des nouveaux locaux de Ville-Émard de l’entreprise Sodexo, résume les volontés holistiques ayant précédé la réalisation de ce projet.
« Sodexo nous a demandé de concevoir un lieu qui répondrait aux besoins de ses employés qui passent la moitié du temps au bureau et l’autre, sur la route. Le concept était de créer un espace lumineux, qui récréerait la même impression qu’un lieu résidentiel, mais tout en comportant les attributs d’un bureau corporatif. On nous a donné carte blanche pour créer une atmosphère cozy, calmante, qui donne l’impression de se retrouver dans un café où le mouvement et le partage sont encouragés. »
Résilience et durabilité
Pour ce projet dont la réalisation s’est amorcée à la mi-mars 2020 – soit en même temps que le début de la pandémie de la COVID-19 –, plusieurs des principes de la biophilie ont contribué à la création d’un espace dont la conception est ancrée dans les principes du développement durable. À commencer par l’engagement de Sodexo d’opter pour de petites firmes locales d’architecture et de design. Afin d’arriver à un résultat à l’image des intentions de résilience et de durabilité, l’intuition a été mise au profit de la convivialité. Au total, 75 pots de plantes vertes ont été installés de manière à séparer l’espace qui jumelle des zones privées et des espaces collectifs. Espaces très ouverts, profusion de lumière naturelle, beaucoup de blanc et de clarté, tons neutres…
Les bureaux de Sodexo ont été pensés de manière à favoriser le bien-être, les barèmes de sécurité sanitaire en temps de pandémie ainsi qu’une circulation et un usage fluides de l’espace par des usagers appelés à multiplier les allées et venues au bureau. « Nous avons mis l’accent sur l’intégration de teintes qui rappellent les couleurs terre pour favoriser la concentration et calmer le système nerveux. »
Imiter la nature
Experte en biomimétisme, innovation et économie du futur, Moana Lebel décrit comment, à l’instar du biomimétisme, la biophilie puise dans des principes de résilience et de développement durable que nous enseignent certains mécanismes intrinsèques au monde naturel. D’une part, le biomimétisme consiste à imiter le vivant. Ses applications se retrouvent dans des domaines aussi variés que l’ingénierie, l’architecture, la chimie, les mathématiques…
« Dans leur milieu naturel, les plantes en croissance ne peuvent pas juste pousser sans continuellement raffiner leurs structures, pour mieux soutenir les branches, les feuilles… sans développement résilient, les feuilles tomberaient et ne résisteraient pas au moindre coup de vent. Le même principe s’applique aux êtres humains, qui renforcent leur structure osseuse pour favoriser l’expansion de leur santé. » D’autre part, poursuit Moana Lebel, si les applications du biomimétisme peuvent prendre plusieurs formes et influencer les mécanismes de développement des structures, celles de la biophilie empruntent ses fondements, tout en étant surtout préoccupées par les conceptions esthétiques. « Au moment du design d’un produit, l’application du principe de biomimétisme pourrait être d’imiter les propriétés de la fleur du lotus, par exemple, dans la conception d’un revêtement autonettoyant. En revanche, dans le contexte d’une architecture biophilique, l’élément « croissance » pourrait s’appliquer dans la manière de planifier la construction, l’évolution du bâtiment et son expansion. Avec la biophilie, on se trouve davantage dans les aspects esthétiques, le ressenti. On s’intéresse aux impacts psychologiques de nos milieux de vie », exprime cette consultante et pédagogue, qui cite à titre d’exemple comment le choix de certaines compositions murales ou moquettes peut découler de telle philosophie.
« Les modèles de la nature ne sont pas réguliers, mais plutôt aléatoires. À preuve : dans une forêt, il n’y a pas une feuille identique à l’autre, mais plutôt une panoplie de formes, de couleurs, de textures. Le design biophilique a pour fonction de reproduire l’effet que la nature a sur nous, en s’abreuvant justement de cet aspect aléatoire, de l’intégration des formes organiques en évitant l’uniformité et en choisissant des couleurs, des matériaux, des espaces qui évoquent l’effet que l’on ressent dans la nature. » Certes, le temps d’arrêt forcé de la pandémie a été un moment introspectif qui nous a ramenés aux besoins essentiels des êtres humains pour non seulement survivre, mais aussi cultiver un bien-être et des relations saines avec notre environnement physique et humain, dans un contexte de grande incertitude. En ces temps de menaces sanitaires, plusieurs ont renoué avec le monde naturel, les « bains de forêt », le plein air, des horaires plus souples et adaptés au rythme circadien. Bref, avec un mode de vie qui motivent à ralentir et prendre conscience des saisons qui passent et du stress de la frénésie moderne qui nous prive de l’expérience d’entendre chanter les oiseaux. Retour à des principes de simplicité, des pratiques d’autosuffisance – faire son pain! –, engouement pour le jardinage, la méditation, le yoga… La pandémie a été une occasion de se reconnecter avec le besoin vital de vivre dans un milieu sain et épanouissant.
Une extension de l’humain
À ces fondements s’ajoutent des choix relevant des bonnes pratiques de l’écoresponsabilité. Ainsi, les valeurs intrinsèques du complexe Dompark, le bâtiment où est logée Sodexo, ont été préservées par les artisans du projet. « Nous avons voulu créer une ambiance intemporelle, ne pas tout détruire ce qui est en place et favoriser les interventions minimales. Nous avons aussi porté une attention particulière au choix des produits, des fournisseurs, ce qui demande parfois de défendre certains choix plus onéreux », explique celle qui souligne que la question des couts rebute parfois certains clients tentés par l’attrait du moins cher et moins durable, non recyclé.
En design biophilique, l’appellation « naturel » s’applique à ce qui se rapporte à la nature et à ses éléments. En matière d’environnement bâti, on privilégiera l’intégration de bois d’oeuvre à l’état brut et de finis naturels. Vives-St-Laurent s’est basée sur les barèmes de la certification Well pour atteindre les standards de qualité les plus élevés en matière de qualité de l’air, de l’eau, du son, de la lumière naturelle, d’intégration des plantes et de diamètres alloués à chaque employé de bureau.
Au-delà d’une apparence avantageuse, l’adoption de tels barèmes prônés par le design biophilique a des impacts indéniables sur la santé physique, mentale, psychique… Comme le rappelle Sally Coulthard dans son ouvrage Biophilia, le contact avec la nature permet de réduire les niveaux de cortisol, élève les taux de globules blancs dans le sang, est bénéfique pour l’attention, la concentration, la créativité, l’estime de soi, la mémoire à court terme… Bref, de quoi favoriser le bonheur au travail! Dans une étude publiée en 2014 et s’étant échelonnée sur 10 ans, le Dr Chris Knight et ses collègues psychologues de l’Université Exeter ont conclu que les employés étaient en moyenne 15 % plus productifs dans des lieux de travail décorés de quelques plantes vertes.
Les réseaux sociaux procurent plusieurs sources d’inspiration aux designers. En guise d’exemple : les murs verdoyants qui tapissent certains tapis rouges, les maisons de célébrités, les DJ set sur Instagram… Le designer John-Hugo Tremblay, qui est parfois amené à réaliser des projets inspirés de cette philosophie, s’est trouvé à faire certaines mises en garde et à considérer le réalisme de certains projets. « C’est très beau, les murs de verdure. Mais après, il faut savoir entretenir ces structures de manière à ne pas endommager les murs et les fondations du bâti. »
Du côté des critiques, certains chercheurs remettent en cause la notion floue du concept de nature et le potentiel greenwashing associé à de telles pratiques. Et peut-être surtout, les défis réels de notre monde sont des motivations à revoir en profondeur nos modes de vie occidentaux. En ce moment de menace climatique et de période post-pandémique où la vie au travail (et au foyer) est à réinventer, la philosophie biophilique remet certainement en question certains fondements hérités de l’ère industrielle, qui place la croissance économique au premier plan, quitte à sacrifier l’épanouissement humain. Pour Moana Lebel, les habitats et lieux de travail doivent être pensés comme des extensions de l’être humain.
La certification WELL définit des lignes directrices pour intégrer la santé et le bien-être des occupants d’un lieu. Visant l’amélioration de la nutrition, de la forme physique, de l’humeur, des habitudes de sommeil, du confort thermique et acoustique, l’intégration de matériaux sains, de l’esthétisme naturel, de l’accès aux soins essentiels pour la communauté et de l’innovation, cette certification WELL met l’humain au coeur de la conception.
Dans son ouvrage Biophilia, l’autrice britannique Sally Coulthard résume en trois grandes lignes directrices le design d’un milieu de vie inspiré par la biophilie : S’assurer que votre espace de vie est en contact direct avec la nature (avec des fleurs, des plantes, un feu de foyer, un bureau bien aéré); S’entourer d’objets et éléments qui vous rappellent les textures naturelles : patrons, couleurs, matériaux, textures; Vivre de manière à se connecter aux rythmes naturels et aux espaces extérieurs, notamment par l’intégration de lumière naturelle et d’une vue sur l’extérieur.