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Klondike énergétique : la valorisation des rejets thermiques

13 juillet 2020
Par Jean Garon

La valorisation de rejets thermiques qui seraient autrement perdus se pose plus que jamais comme une solution éconergétique à exploiter au Québec.

Une étude réalisée en 2010 par la firme INNOVAGRO Consultants estimait le potentiel énergétique des seuls rejets thermiques industriels du Québec à 273 millions de gigajoules (GJ) ou 76,6 térawattheures (TWh). À titre de comparaison, ce potentiel énergétique équivaut à près de dix fois la capacité de production du complexe hydroélectrique La Romaine sur la Côte-Nord. C’est dire.

Dans sa présentation à un atelier du Réseau Énergie et Bâtiments, en décembre dernier, l’ingénieur Stéphan Gagnon, coordonnateur du service de l’accompagnement technique chez Transition énergétique Québec (TEQ), ajoutait un nouvel ordre de grandeur au tableau. Des statistiques plus récentes compilées à l’école HEC Montréal établissaient à 1 114 pétajoules (PJ) les pertes énergétiques du Québec en 2016, soit 49 % du bilan de l’énergie du Québec. À titre indicatif, 1 PJ correspond à la consommation énergétique d’environ 10 000 ménages québécois. Cela donne une idée du gaspillage et du gisement énergétique potentiel, d’autant plus que même l’énergie utile peut être revalorisée dans certains cas, comme celle consommée par les centres de traitement de données.

Une mine de chaleur sous-exploitée

Le Québec compte plusieurs industries exothermiques dont les rejets de chaleur ne sont ni récupérés, ni valorisés, sinon que très partiellement. Stéphan Gagnon mentionne, entre autres, les industries des pâtes et papiers, du raffinage du pétrole, des fonderies de métaux ferreux et non ferreux et même de l’agroalimentaire. Il ajoute à cela les centres de données informatiques qui consomment beaucoup d’énergie et produisent quantité de rejets thermiques valorisables pouvant alimenter un réseau de chaleur.

« Malheureusement, explique-t-il, on vit dans une société individualiste où l’énergie est abondante et peu coûteuse. » Il précise toutefois que TEQ dispose maintenant d’une enveloppe de 200 millions de dollars, obtenue dans le cadre d’une entente entre les gouvernements fédéral et provincial, pour inciter les entreprises et organisations à valoriser leurs rejets thermiques. « Avec cette aide financière, estime-t-il, on croit être en mesure de faire lever la filière de la valorisation des rejets thermiques. »

Roland Charneux & Philippe Navarri

Des énergivores écologiques

Une des particularités physiques de la chaleur, c’est qu’elle peut être récupérée de plusieurs sources et réutilisée sous diverses formes énergétiques (eau chaude, vapeur, gaz chauds). Le secteur industriel est généralement un gros consommateur d’énergie, qui, une fois utilisée, est convertie en grande majorité sous forme de rejets thermiques.

« En fait, précise Philippe Navarri, gestionnaire au groupe Optimisation des procédés industriels de CanmetÉNERGIE, chez Ressources naturelles Canada, un rejet thermique est caractérisé par deux grandeurs : la quantité (volume) et la qualité (température). Or, plus un rejet est volumineux à une température élevée, plus son utilisation pourra être diversifiée et valorisée facilement. »

Les industries énergivores ont elles-mêmes intérêt à récupérer leurs propres rejets thermiques. « La notion de récupération de chaleur est vraiment fondamentale dans tout procédé industriel, explique le spécialiste, car plus on récupère de la chaleur, moins il faudra en fournir de la nouvelle ou utiliser d’autres sources d’énergie (électricité, gaz ou autres combustibles) pour en produire. » En bout de ligne, cela se traduit par des économies dans la consommation d’énergie et les coûts associés, une plus grande efficacité énergétique, une meilleure productivité et rentabilité, tout en réduisant les émissions de gaz à effet de serre (GES) et la consommation d’eau de refroidissement.

Du reste, les surplus de chaleur peuvent être récupérés pour les partager avec d’autres industries ou clients qui en ont besoin. Par exemple, le secteur alimentaire, qui utilise de grandes charges de réfrigération, peut ainsi récupérer et valoriser ses rejets de chaleur pour les partager avec d’autres installations ou équipements industriels ou avec un réseau de chaleur à proximité.

Le Centre de valorisation énergétique des déchets d’Halluin qui alimentera les réseaux de chaleur de la Métropole européenne de Lille. Photo : Métropole européenne de Lille

Des enjeux incontournables

La valorisation des rejets thermiques, quels qu’ils soient, représente de grands enjeux énergétiques, économiques et environnementaux, souligne l’ingénieur Roland Charneux, président du Réseau Énergie et Bâtiments. Des enjeux quant à la fiabilité de l’approvisionnement des sources qui alimentent les réseaux de chaleur; quant au coût de développement des infrastructures et de l’énergie qui doit s’appuyer sur une équation financière viable; et des enjeux qui tablent sur une réduction de la consommation des énergies fossiles responsable des émissions de GES et du réchauffement climatique.

En comparaison, l’exploitation des réseaux de chaleur en Europe est beaucoup plus avancée qu’au Québec, et ce, en raison principalement des enjeux énergétiques. En 2018, l’Observatoire des réseaux de chaleur et de froid dénombrait 760 réseaux de chaleur en France, situés pour la plupart dans les grands centres urbains. Ces réseaux alimentaient déjà 38 212 bâtiments, soit 2,4 millions équivalents-logements. Pour les Européens, la masse critique ne semble plus poser un problème; ils réfléchissent déjà à la notion de nœuds énergétiques intégrant plusieurs sources de chaleur pour desservir plusieurs clientèles.

Certes, il existe en sol québécois quelques exemples de réseaux de chaleur majeurs en exploitation, mais ils tirent leur énergie de combustibles fossiles. On n’a qu’à penser à la centrale thermique Énergir CCU qui alimente en chaleur 1,8 million de mètres carrés de bâtiments au centre-ville de Montréal. Il y a bien aussi les réseaux de chaleur de l’Université McGill et de l’Université Laval exploités sur leur propre campus. Et il y a bien quelques réseaux de chaleur exploités à plus petite échelle à des fins résidentielles, comme ceux de la Cité Verte, chauffé à la biomasse forestière, et du Faubourg du Moulin, qui récupère la chaleur des eaux noires, à Québec... Plusieurs autres projets seraient d’ailleurs en incubation en ce moment.

Stéphan Gagnon & Claude Routhier

Des amorces de solutions

Des réflexions sont en cours au Québec sur la récupération et la valorisation des rejets thermiques. De plus en plus de professionnels y sont d’ailleurs sensibilisés et s’y intéressent, puisque la faisabilité n’est plus à démontrer, du moins sur le plan technologique.

Selon Claude Routhier, président de Poly-Énergie, plusieurs firmes-conseils travaillent à concrétiser des projets de récupération de chaleur. Mais, à son avis, il n’y a pas assez de contraintes pour mettre en place de nouvelles pratiques et généraliser ces initiatives. Il soutient qu’il faudrait sans doute créer plus d’incitatifs pour la récupération de chaleur. À commencer par les municipalités, par exemple, qui devraient créer une réglementation obligeant les promoteurs et développeurs à intégrer cette approche dans la conception de leurs projets.

« À un moment donné, dit-il, il faudrait peut-être commencer à concevoir les systèmes mécaniques de chauffage et de climatisation des bâtiments de façon qu’ils puissent être alimentés par des réseaux partagés de chaleur, au lieu d’installer partout des radiateurs électriques et une thermopompe sur le balcon. »

Mais avant que cela devienne réalité, les experts s’entendent pour dire qu’il faudra d’abord surmonter les résistances au changement, les inquiétudes quant à la rentabilité de l’opération, et faire valoir davantage les bénéfices économiques et environnementaux. C’est d’ailleurs ce sur quoi devrait mettre l’accent le prochain Plan directeur d’électrification et des changements climatiques du gouvernement du Québec.

Pour parodier la maxime du célèbre chimiste Antoine Lavoisier, on pourrait réaffirmer ici que « rien ne se perd, rien ne se crée : tout se transforme »… y compris les rejets de chaleur en énergie.

Un gisement énergétique

Selon l’étude d’INNOVAGRO Consultants, le potentiel québécois de valorisation des rejets thermiques industriels se décline comme suit :

  • 69 millions GJ ou 19,4 TWh sous forme d’eaux chaudes à une température inférieure à 60 oC;
  • 151 millions GJ ou 42,4 TWh sous forme de gaz chauds à une température inférieure à 177 oC;
  • 53 millions GJ ou 14,8 TWh sous forme de gaz chauds à une température supérieure à 177 oC.

Ce potentiel de valorisation de rejets thermiques représentait en 2008 environ 15 % de la totalité de l’énergie consommée au Québec. La valeur de ce gisement énergétique était estimé à 2,9 milliards de dollars, soit 1,1 % du PIB québécois.

 

Appel de propositions

Gestionnaire : Transition énergétique Québec

Objet : valorisation des rejets thermiques.  

Types de rejets thermiques à valoriser : industriels, incinérateurs, centres de données, métro, eaux usées, etc.

Admissibilité : toutes les entreprises et les organisations privées et publiques québécoises, sauf les infrastructures appartenant à un établissement de soins de santé ou d’enseignement.

Fonds disponibles : 200 millions de dollars.

Date limite : 31 décembre 2025, ou jusqu’à épuisement des fonds.

 

L’autoroute de chaleur de Dunkerque

La Communauté urbaine de Dunkerque (CUD) en France a développé depuis 1985 une autoroute de chaleur dont les canalisations s’étendent sur plus de 40 km. La chaleur qui alimente ce réseau provient d’une combinaison de trois chaufferies à cogénération avec le système de récupération de la chaleur produite par la compagnie sidérurgique ArcelorMittal.

En 2017, la puissance totale du réseau était de 110 MW. Sa capacité permettait de chauffer des logements collectifs sociaux et privés, un centre hospitalier et divers équipements publics, soit 16 000 équivalents-logements. En 2020, il est question d’ajouter un tronçon de 15 km au réseau pour desservir la commune de Grande-Synthe. Sa puissance de 26 000 MWh/an pourra alimenter en chaleur 3 000 équivalents-logements.

Dans une région voisine, la Métropole Européenne de Lille (MEL) a entrepris en 2018 la construction d’une autre autoroute de chaleur de 20 km alimentée par la déchetterie d’Halluin. Le projet valorisera entre 255 et 350 GWh/an sous forme de chaleur pouvant répondre à 65 % des besoins en chauffage et eau chaude domestique de 50 000 à 70 000 logements.

 

Premier hôpital carboneutre

Le nouveau complexe du CHU de Québec valorisera la vapeur de l’incinérateur de la Vieille Capitale. Photo : Ville de Québec

La Ville de Québec et le CHU de Québec – Université Laval ont annoncé, l’automne dernier, un partenariat qui valorisera la vapeur de l’incinérateur à déchets de la Vieille Capitale.. Ce projet de 40 millions de dollars prévoit la construction d’une conduite souterraine de 2,2 km qui transportera la chaleur de l’incinérateur vers une centrale tri-énergie sur le site de l’Hôpital de L’Enfant-Jésus. La vapeur y sera transformée en énergie pour répondre aux besoins de l’hôpital en chauffage (98 %), en climatisation (95 %) et en électricité (18 %). Ce partenariat en fera le premier hôpital carboneutre au Québec, en plus de réduire les émissions de GES de 10 000 tonnes de CO2 et la consommation d’eau potable de 60 000 000 litres par année.